jeudi 13 décembre 2007

Message de Claudio Majolino

Pour les étudiants de L2 - TD "L'intentionnalité"

Voici les textes à commenter dont je vous avais parlé dans mon dernier message (auquel je renvoie pour le "mode d'emploi"). Compte tenu de la difficulté de certains extraits, n'hésitez pas à me solliciter pour avoir des éclaircissements sur des points spécifiques. Bon travail.

CM

P.S. : J'ai recopié une dizaine de pages en très peu de temps, et il n'est pas exclu que des coquilles se soient glissées dans les textes. Soyez donc vigilants (et indulgents...).

Licence 2 – SEMESTRE 1 – UE 2 : Histoire de la philosophie contemporaine
TD – Introduction à la phénoménologie : l’intentionnalité
M. Claudio Majolino

* Texte n° 1
« Le monde entier de nos phénomènes se divise en deux grandes classes, la classe des phénomènes physiques et celle des phénomènes psychiques. (…) Il ne suffit pas, à cette fin, de donner des définitions générales (…). Essayons donc d’abord d’éclairer les concepts par des exemples.
Toute représentation sensorielle ou imaginative peut fournir des exemples de phénomènes psychiques. Et par représentation j’entends ici non pas ce qui est représenté, mais l’acte de représentation. L’audition d’un son, la vision d’un objet coloré, la sensation de chaud et de froid ainsi que tous les états analogues de notre imagination sont des exemples au sens où je prends ce terme ; mais également l’acte de penser une notion générale, si tant est que cet acte existe effectivement. En outre, n’importe quel jugement, n’importe quel souvenir, n’importe quelle attente, n’importe quel raisonnement, n’importe quelle croyance ou opinion, n’importe quel doute constituent des phénomènes psychiques. De même tout ce qui est émotion : joie, tristesse, crainte, espoir, courage, découragement, colère, amour, haine, désir, volonté, intention, étonnement, admiration, mépris etc.
Comme exemples de phénomènes physiques nous citerons : une couleur, une figure, un paysage que je vois, un accord que j’entends, la chaleur, le froid, l’odeur que je sens et toutes les images de même genre qui apparaissent dans mon imagination. Ces exemples doivent suffire à faire voir clairement la différence entre les deux classes (…). Ce qui caractérise tout phénomène psychique, c’est ce que les Scolastiques du Moyen-Âge ont appelé l’in-existence intentionnelle (ou encore mentale)1 et ce que nous pourrions appeler nous-mêmes – en usant d’expressions qui n’excluent pas toute équivoque verbale – rapport à un contenu, direction vers un objet (sans qu’il faille entendre par là une réalité) ou objectivité immanente. Tout phénomène psychique contient en soi quelque chose à titre d’objet, mais chacun le contient à sa façon. Dans la représentation c’est quelque chose qui est représenté, dans le jugement quelque chose qui est admis ou rejeté, dans l’amour quelque chose qui est aimé, dans la haine quelque chose qui est haï, dans le désir quelque chose qui est désiré et ainsi de suite »

NOTE 1 : Ils emploient également l’expression « exister à titre objectif (objective) dans quelque chose ». (…) C’est ce que nous rappelle l’expression « exister à titre d’objet immanent », que l’on utilise parfois dans le même sens et où le mot immanent prête à malentendu.
[F. Brentano, Psychologie d’un point de vue empirique (1874), tr. fr. pp. 67-9]

* Texte n° 2
« Il est une autre particularité, commune à tous les phénomènes psychiques : ils ne sont perçus que dans la conscience intérieure, tandis que les phénomènes physiques ne peuvent l’être que par une perception extérieure. (...) Lorsque nous disions donc que les phénomènes psychiques sont ceux qui sont saisis par la perception intérieure, cela signifie que leur perception est immédiatement évidente.
Disons plus : non seulement la perception intérieure est la seule qui soit d’une évidence immédiate : elle est vraiment la seule perception (i) au sens propre du mot. (…)
Récapitulons, pour terminer les résultats de nos discussions relatives à la différence entre phénomènes psychiques et physiques. Nous avons d’abord illustré par des exemples la particularité des deux classes. Nous avons ensuite défini les phénomènes psychiques, comme représentations ou des phénomènes reposant sur des représentations, tous les autres phénomènes étant des phénomènes physiques. Puis nous avons parlé de l’étendue où certains psychologues ont vu le caractère propre de tous les phénomènes physiques, cette étendue étant censée absente de tous les phénomènes psychiques. (…) Nous avons ensuite trouvé comme particularité distinctive de tous les phénomènes psychiques, l’in-existence intentionnelle par rapport à quelque chose à titre d’objet. Aucun des phénomènes physiques ne présente rien de tel. Nous avons encore défini les phénomènes psychiques comme étant exclusivement l’objet de perception interne ; seuls ils sont, en conséquence, perçus avec une évidence immédiate ; ils sont même au sens rigoureux du mot, les seuls perçus. En conséquence de quoi nous avons ajouté qu’on pouvait les définir comme les seuls phénomènes qui possèdent, outre l’existence intentionnelle, une existence effective. (…) Ce qui caractérise le mieux sans aucun doute les phénomènes psychiques, c’est le caractère de l’in-existence intentionnelle. En y joignant les autres particularités indiquées, nous pouvons considérer maintenant que les phénomènes psychiques sont nettement définis par rapport aux phénomènes physiques. »

(i) NB : En allemand « perception » se dit « Wahr- nehmung », ce qui veut dire, littéralement, « saisie du vrai ».
[F. Brentano, Psychologie d’un point de vue empirique (1874), tr. fr. pp. 92-3, 102]

* Texte n° 3
« C’est une des propositions de la psychologie les mieux connues, et qui ne sont bien contestées par personne, que chaque phénomène psychique se relie à un objet immanent ( …). On a, sur le fondement de cette relation à un « objet immanent », particulière aux phénomènes psychiques, pris l’habitude de distinguer acte et contenu en chaque phénomène psychique (…). Et c’est ainsi qu’il est devenu usuel, partout où il pourrait y avoir ne serai-ce que la moindre possibilité d’un malentendu, de se servir, au lieu de l’expression « représentation », d’une des deux expressions « acte de représentation » et « contenu de représentation ». Si l’on parvient par là toute confusion entre l’acte psychique et son contenu, il reste pourtant encore à surmonter une ambiguïté. (…) D’après cela on a à distinguer l’objet sur quoi « se dirige » pour ainsi dire notre représenter, de l’objet immanent ou du contenu de la représentation. (…) On verra aussi que l’expression « représenté » est ambiguë de manière analogue à l’expression « représentation ». Celle-ci sert à désigner l’acte et le contenu, l’objet immanent, et à désigner l’objet non immanent, ce qui se tient en face de la représentation. (…) L’analogie avec les rapports qui se trouvent dans le domaine du représenté est parfaite. Ici comme là, on a un acte psychique ; ici le juger, là le représenter. Ceci comme cela se relie à un objet, supposé comme indépendant de la pensée. Aussi bien quand l’objet devient représenté que quand il devient jugé, il y a à venir au jour, en plus de l’acte psychique et de son objet, un troisième élément, qui est pour ainsi dire un signe de l’objet : son « image » psychique, dans la mesure où il devient représenté, et son existence, dans la mesure où il devient jugé. Aussi bien de l’ « image » psychique d’un objet que de son existence on dira que celle-ci devient représentée, celle-ci jugée ; mais l’objet propre du représenter et du juger n’est ni l’image psychique de l’objet, ni son existence, mais l’objet lui-même »
[K. Twardowski, Sur la théorie du contenu et de l’objet des représentations (1894), in Husserl-Twardowski, Sur les objets intentionnels, tr. fr. p. 87-94]

* Texte n° 4
« Si le mot « représenter » est ambigu, puisqu’on dit du contenu aussi bien que de l’objet d’une représentation qu’il est « représenté » (…) le moyen d’établir fermement la différence de signification nous est offert par le rappel du rapport entre les épithètes attributives ou déterminantes, d’une part, et entre les épithètes modifiantes, d’autre part. On nomme attributive ou déterminante une détermination si elle complète ou élargit la signification de l’expression à laquelle appartient. Est ensuite modificatrice une détermination si elle rend complètement autre la signification originaire du nom auprès duquel elle se tient. Ainsi, dans « homme bon » la détermination « bon » est véritablement attributive ; si l’on dit « homme mort », on se sert alors d’une épithète modificatrice, puisque l’homme mort n’est pas un homme. (…) La même chose vaut pour la détermination : quelque chose est « représenté ». (…) Nous allons considérer d’abord un cas tout à fait analogue : on dit que le peintre peint un tableau, mais aussi qu’il peint un paysage. L’opération du peintre se dirige sur deux objets ; le résultat de cette opération ne fait qu’un seul. Le tableau est peint, il n’est ni buriné, ni gravé etc., mais il est un tableau peint véritable. Le paysage, lui aussi, est peint : mais il n’est pas un paysage véritable, il est seulement « peint ». Le mot « peint » joue donc un rôle double. (…) Or, ce que nous avons remarqué sur le mot « peint » dans son application au tableau et au paysage, vaut mutatis mutandis pour la détermination « représenté » (…). L’objet représenté au sens dans lequel le paysage peint est une image est le contenu de la représentation (…) et en cela l’expression représenté est, en tant que détermination de l’objet, modificatrice, puisque l’objet représenté n’est plus un objet mais un contenu de représentation. Le paysage peint, lui non plus, n’est un paysage, avons-nous dit, mais une image »
[K. Twardowski, Sur la théorie du contenu et de l’objet des représentations (1894), in Husserl-Twardowski, Sur les objets intentionnels, tr. fr. p. 87-94]

* Texte n° 5
« <§ 4. L’impropriété qu’il y a à parler d’objets immanents>. En tout cas, avant que nous ne nous décidions à admettre des conséquences si fortes, il vaut la peine d’examiner la question de savoir si le fait de parler d’objets immanents des représentations et des jugements ne peut pas se comprendre comme quelque chose d’impropre, de telle sorte que dans les actes eux-mêmes, il n’y aurait en général rien à loger, qu’en eux, au sens propre, il n’y aurait rien là dont on puisse dire que ce serait l’objet que l’acte représenterait ou rejetterait ; donc que les actes, si à la manière d’opérations, ils avaient besoin d’un matériau existant sur lequel ils opèrent, ne pourraient pas avoir, dans les objets « auxquels ils se relieraient », le matériau dont ils ont besoin (…) une telle conception est aussi ce à quoi nous pousse d’emblée la distinction de la teneur idéale des actes de représentation par rapport à leur teneur psychologique. La première renvoie en effet à certaines connexions d’identification dans lesquelles nous saisissons l’identité de l’intention, alors que les représentations singulières n’auraient pas en commun pourtant de partie constitutive quelconque qui soit psychologiquement identique. Nous avons mis d’emblée la relation objective des représentations au compte de leur teneur idéale. (…) Si nous le laissons tomber, l’attribut « intentionnel » ne modifie plus alors l’objet pour en faire un objet qui n’est pas ; mais ce qui est visé maintenant, c’est un objet au sens où il doit être propre à chaque représentation, valable comme non valable, ou bien un objet dont il est totalement fait abstraction de la question corrélative de l’existence »
[E. Husserl, Objets intentionnels (1894), tr. fr. in Husserl-Twardowski, Sur les objets intentionnels, pp. 94-98]

* Texte n° 6
« Je ne peux pas laisser valoir ce qu’offre ce paragraphe comme des descriptions psychologiques. L’activité de représentation ne se meut pas dans une double direction : c’est seulement notre réflexion d’après coup qui le fait (…). D’après Twardowski, pour toute représentation, de même qu’un contenu il y a de même un objet ; il existe donc, et cette existence est une existence véritable, dans la mesure où en effet nous n’inventons pas que toute représentation a un objet. Or cela veut dire : cette existence de l’objet n’est pourtant pas l’existence véritable, mais l’existence intentionnelle ; ce qui existe là véritablement, c’est l’objet représenté en tant que tel, non pas l’objet en lui-même. (…) La solution de ces difficultés n’est alors possible que si l’on conçoit comme entièrement impropres des manières de parler telles que « chaque représentation se rapporte à un objet », « il y a un objet intentionnel », « il a une existence intentionnelle » etc., de telle sorte qu’avec elles, dans les affaires qui touchent à un objet, il n’y a là nullement porté un jugement d’existence, mais il y a là seulement désignée une certaine fonction de toutes les représentations, à savoir celle qui consiste à intervenir, dans une connexion de jugement, d’une certaine façon qui demeure typiquement la même, que le jugement d’existence correspondant soit ou non encore valable »
[E. Husserl, Discussion de Twardowski (1894), tr. fr. in Husserl-Twardowski, Sur les objets intentionnels, pp. 351-353]

* Texte n° 7
« Nous ferons bien, à ce sujet, de ne parler ni de phénomènes psychiques, ni en général de phénomènes, là où il s’agit de vécus de la classe en question. (…) le terme de phénomène n’est pas seulement entaché d’ambiguïtés très préjudiciables, mais il entraîne aussi une conviction théorique très douteuse que nous trouvons proclamée expressément chez Brentano, à savoir que tout vécu intentionnel est précisément phénomène. (…) D’autres objections concernent les expressions que Brentano emploie parallèlement au terme de phénomène psychique (…) : il est en tout cas très risqué et assez souvent trompeur de dire que les objets perçus, imaginés, jugés, désirés, etc. « entrent dans la conscience », ou, inversement, que « la conscience ‘entre en relation’ avec eux de telle ou telle manière, qu’ils « sont reçus dans la conscience » de telle ou telle manière, etc., mais pareillement aussi, de dire que les vécus intentionnels « contiennent quelque chose comme objet ». Des expressions de ce genre suscitent deux interprétations erronées : en premier lieu, qu’il s’agirait d’un processus réel ou d’une relation réelle qui ne nouerait entre la conscience et la chose « dont nous avons conscience » ; et en second lieu, qu’il s’agirait d’un rapport entre deux choses ; acte et objet intentionnel se trouvant au même titre réellement dans la conscience, d’une sorte d’emboîtement d’un contenu psychique dans l’autre. Examinons tout d’abord de plus près la mésinterprétation mentionnée en second lieu. Ce qui la favorise, c’est d’une part l’expression d’objectivité immanente servant à désigner la caractéristique essentielle des vécus intentionnels, et d’autre part les expressions scolastiques synonymes d’existence intentionnelle ou mentale d’un objet. Les vécus intentionnels ont pour caractéristique de se rapporter de diverses manières à des objets représentés. C’est là précisément le sens de l’intention. Un objet est « visé » en eux, on le « prend pour but ». (…) Il n’y a pas deux choses qui soient présentes dans le vécu, nous ne vivons pas l’objet et, à côté de lui, le vécu intentionnel qui se rapporte à lui. (…) Si ce vécu est présent, alors eo ipso, conformément, je le souligne, à l’essence propre de ce vécu, la « relation intentionnelle » à un objet est réalisée, et eo ipso un objet est « présent intentionnellement » ; car les deux expressions veulent dire exactement la même chose »
[E. Husserl, Vème Recherche logique (1901), Ch. II, pp. 172-5]

* Texte n° 8
« 1) Il faut se garder de l’erreur de la théorie des signes, qui croit avoir suffisamment élucidé le fait (impliqué dans tout acte) de la représentation en disant : la chose elle-même est « dehors » ou du moins elle l’est dans certaines circonstances ; dans la conscience se trouve son représentant, une image. (…) L’expression simpliste d’images internes (par opposition aux objets extérieurs) ne doit pas être tolérée (…). Le tableau n’est une image que pour une conscience constituante d’image, c’est-à-dire qui seule confère à un objet primaire et lui apparaissant dans la perception la « valeur » ou la « signification » d’une image. (…)
2) C’est une grave erreur [aussi] que d’établir d’une manière générale une différence réelle entre les objets « simplement immanents » ou « intentionnels » d’une part, et d’autre part les objets « véritables » et « transcendants » qui leur correspondent éventuellement : peu importe que l’on interprète cette différence comme une différence existant entre un signe ou une image réellement présents dans la conscience et la chose désignée ou reproduite par l’image. (…) Il suffit de dire pour qu’on se rende à l’évidence : l’objet intentionnel de la représentation est LE MEME que son objet véritable éventuellement extérieur et il est ABSURDE d’établir une distinction entre les deux. L’objet transcendant ne serait, en aucune façon, l’objet de cette représentation s’il n’était pas son objet intentionnel. (…) L’objet de la représentation, de l’ « intention » est et signifie : l’objet représenté, l’objet intentionnel. Que je me représente Dieu ou un ange, un être intelligible en soi ou une chose physique ou un carré rond etc. ce qui par là est nommé, le transcendant, est justement ce qui est visé, donc (simplement en d’autres termes) est objet intentionnel ; peu importe que cet objet existe, soit fictif ou absurde. Quand on dit que l’objet est « simplement intentionnel », cela ne signifie nullement qu’il existe, quoique seulement dans l’intentio (…) ; ni qu’il existe dans celle-ci quoique ombre de l’objet ; cela veut dire plutôt : ce qui existe c’est l’intention, la « visée » d’un objet de telle sorte, mais non l’objet. Si par contre l’objet intentionnel existe, ce n’est pas seulement l’intention, l’acte de visée qui existe, mais aussi ce qui est visé. »
[E. Husserl, Vème Recherche Logique (1901), Appendice aux §§ 11 et 20, pp. 228-231]

* Texte n° 9
« § 84 – L’intentionnalité comme thème capital de la phénoménologie. Nous abordons maintenant un autre trait distinctif des vécus qu’on peut tenir véritablement pour le thème central de la phénoménologie orientée « objectivement » : l’intentionnalité. (…) C’est l’intentionnalité qui caractérise la conscience au sens fort et qui autorise en même temps à traiter tout le flux du vécu comme un flux de conscience et comme l’unité d’une conscience ; (…) il s’agit maintenant de reconnaître dans l’intentionnalité le titre qui rassemble des structures phénoménologiques fort variées et d’esquisser la problématique sui se rapporte essentiellement à ces structures (…). Nous entendons par « intentionnalité » cette propriété qu’ont les vécus d’être « conscience de quelque chose ». Nous avons d’abord rencontré cette propriété remarquable, à laquelle renvoient toutes les énigmes de la théorie de la raison et de la métaphysique, dans le cogito explicite : une perception est perception de…, par exemple d’une chose ; un jugement est un jugement d’un état de choses, etc. En tout cogito actuel un « regard » qui rayonne du moi pur se dirige sur l’ « objet » de ce corrélat de conscience, sur la chose, sur l’état de choses etc. ; ce regard opère la conscience (d’espèce fort variée) qu’on a de lui. Or, la réflexion phénoménologique nous a enseigné qu’on ne peut découvrir en tout vécu cette conversion du moi qui se représente, pense, évalue etc., cette façon de s’occuper-actuellement-de-son-objet-corrélat, d’être-dirigé-vers-lui (ou même de se détourner de lui, tout en ayant le regard sur lui) ; et pourtant ces vécus comportent une intentionnalité. Il est clair par exemple que l’arrière-plan d’objets d’où se détache un objet perçu sur le mode du cogito actuel, par le fait qu’il bénéficie de cette conversion par laquelle le moi le distingue, est véritablement du point de vue du vécu un arrière-plan d’objets. Autrement dit, tandis que nous sommes maintenant tournés vers l’objet sous le mode du « cogito », toutes sortes d’objets « apparaissent » néanmoins, accèdent à une « conscience » intuitive, vont se fondre dans l’unité intuitive d’un champ d’objets de conscience. C’est un champ de perceptions potentielles, en ce sens qu’un acte particulier de perception (un cogito qui aperçoit) peut se tourner vers chaque chose qui apparaît ainsi. »
[E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie (1913), § 84, tr. fr. pp. 282-285]

* Texte n° 10
« § 85. HYLE SENSUELLE ET MORPHE INTENTIONNELLE. Nous avons déjà indiqué plus haut, en caractérisant le flux du vécu comme l’unité d’une conscience, que l’intentionnalité, abstraction faite de ses formes et de ses degrés énigmatiques, ressemble à un milieu universel qui finalement porte en soi tous les vécus, même ceux qui ne sont pas caractérisés comme intentionnels. (…) En tout cas, dans l’ensemble du domaine phénoménologique cette dualité et cette unité remarquables de la hylé sensuelle et de la morphé intentionnelle jouent un rôle dominant. En fait ces concepts de matière et de forme s’imposent franchement à nous quand nous présentifions quelques intuitions claires, ou des appréciations, des actes de plaisir, des volitions etc., clairement opérés. Les vécus intentionnels se présentent alors comme des unités grâce à une donation de sens (en un sens très élargi du mot). Les data sensibles se donnent comme matière à l’égard de formations simples et de formations fondées de manière originale. (…) La doctrine des « corrélats » confirmera encore par un autre côté combien ces expressions conviennent.
Quant aux deux possibilités laissées en suspens ci-dessus, on pourrait donc les intituler : matières sans forme et formes sans matière (…). Ce qui informe la matière pour en faire un vécu intentionnel, ce qui introduit l’élément spécifique de l’intentionnalité, c’est cela même qui donne à l’expression de conscience son sens spécifique et fait que la conscience précisément indique ipso facto quelque chose dont elle est la conscience. Comme l’expression de moments de conscience, d’aspects conscientiels, ou toute autre expression formée sur le même modèle, et également l’expression de moments intentionnels, sont rendues absolument inutilisables par suite des multiples équivoques qui se manifesteront plus directement par la suite, nous introduisons le terme de moment noétique ou plus brièvement de noèse (…). Nous nous en tenons donc au mot noétique et nous disons : le flux de l’être phénoménologique a une couche matérielle et une couche noétique. »
[E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie (1913), § 85, tr. fr. pp. 287-94]

* Texte n° 11
« Le Dasein est l’étant qui en son être se rapporte ontiquement à cet être. Par là est indiqué le concept formel d’existence. Le Dasein existe. Le Dasein est en outre l’étant que je suis chaque fois moi-même. (…) Or, ces déterminations d’être du Dasein doivent être vues et étendues a priori sur la base de la constitution d’être que nous appelons l’être-au-monde (…). De nos jours on continue d’ordinaire à ramener l’acte de connaître à une « relation entre le sujet et l’objet », où la « vérité » le dispute au creux. Sujet et objet ne se recouvrent pas, fût-ce tant bien que mal, avec Dasein et monde (…). Même s’il convenait de faire de l’être-au-monde connaissant la détermination ontologique primitive de l’être-au, cela ne manquerait pas d’entraîner comme tâche prioritaire la caractérisation phénoménale du connaître comme un être dans et par rapport au monde. (…) En se dirigeant sur… pour concevoir, le Dasein ne commence pas par quitter en quelque sorte sa sphère intérieure dans la quelle il serait d’abord bouclé, au contraire de par son genre d’être primitif il est toujours déjà « au-dehors » auprès d’un étant se rencontrant dans le monde chaque fois dévoilé. Et le séjour auprès de l’étant à connaître pour le déterminer n’est pas un quelconque abandon de la sphère intérieure, au contraire même dans cet « être-au-dehors » auprès de l’objet, le Dasein est, au sens bien compris de l’expression, « au-dedans », c’est-à-dire qu’il est lui-même, en tant qu’être-au-monde ce qui connaît. Et à son tour, la perception de ce qui est connu ne marque pas son retour pour, après être sorti concevoir, réintégrer avec le butin conquis le « boîtier » de la conscience ; au contraire, même en percevant, en conservant et en retenant, le Dasein qui connaît demeure en tant que Dasein au-dehors. Que je sache « simplement » ce qu’il en est d’un étant quant à son être, que j’en aie « seulement » la représentation, que je me « limite » à y « penser », je n’en suis pas moins près de l’étant au-dehors dans le monde que si je m’en saisis de façon originaire. Même le fait d’oublier quelque chose, où, semble-t-il, tout rapport d’être à ce qui avait été auparavant connu est effacé, doit être conçu comme une modification de l’être-au original, pareillement toute méprise et toute erreur » ;
[M. Heidegger, Etre et temps (1927), §§ 12-13, tr. fr. pp. 86-97]

* Texte n° 12
«Phénoménologie dit alors apophainestai ta phainomena : ce qui se montre, tel qui se montre de lui-même, le faire voir à partir de lui-même. (…) Le terme phénoménologie diffère donc de par son sens, des désignations comme théologie et autres –logies. Celles-ci nomment les objets de la science en question en ce qui fait chaque fois leur contenu. « Phénoménologie » ne nomme pas l’objet de ses investigations, pas plus que le terme n’en caractérise le contenu. Le mot renseigne seulement sur le comment de la monstration et sur la façon de traiter de ce qu’il revient à cette science de traiter. Science « des » phénomènes veut dire : une telle manière de saisir ses objets que tout ce que la dite science a à élucider à leur propos doive se traiter par monstration directe et par justification directe. C’est le même sens qu’a l’expression au fond tautologique « phénoménologie descriptive » (…). Qu’est-ce que la phénoménologie a à « faire voir » ? Qu’est-ce qui dit être appelé « phénomène » en un sens privilégié ? (…) Manifestement quelque chose qui, d’abord et le plus souvent, ne se montre justement pas, qui, à la différence de ce qui se montre d’abord et le plus souvent, est en retrait mais qui est, en même temps, quelque chose qui fait essentiellement corps avec ce qui se montre d’abord et le plus souvent de telle sorte qu’il en constitue le sens et le fond. Mais ce qui demeure en retrait dans un sens exceptionnel ou qui retombe sans arrêt dans l’occultation ou qui ne se montre que « sous un masque » n’est pas cet étant-ci ni celui-là mais, au contraire, ainsi que l’ont montré les considérations antérieures, l’être de l’étant. (…) La phénoménologie est la manière d’accéder à et de déterminer légitimement ce que l’ontologie a pour thème. L’ontologie n’est possible que comme phénoménologie. (…) Les recherches qui suivent ne sont devenues possibles qu’en prenant pied dans le domaine instauré par E. Husserl ; ses Recherches logiques ont été pour la phénoménologie l’œuvre de percée. Les éclaircissements dont le concept inaugural de la phénoménologie a fait l’objet ont montré que ce qu’elle a d’essentiel ne consiste pas à être réelle en tant que « courant » philosophique. La seule entente de la phénoménologie qui compte est de s’emparer de sa possibilité »
[M. Heidegger, Etre et temps (1927), § 7c]

* Texte n° 13
« Afin de clarifier dans son principe le phénomène de la perception, il nous a donc fallu tout d’abord repousser deux contresens naturels et tenaces relatifs à l’intentionnalité. Résumons brièvement ces deux interprétations trompeuses. Il faut affirmer en premier lieu, contre toute fausse objectivation de l’intentionnalité, que celle-ci n’est pas une relation subsistante entre un sujet et un objet, mais une structure qui constitue le caractère de rapport du comportement du Dasein comme tel. Il faut souligner ensuite, contre toute fausse subjectivation, que la structure intentionnelle des comportements n’est pas quelque chose d’immanent à un prétendu « sujet », qui aurait d’abord et avant tout besoin de transcendance, puisque la constitution intentionnelle des comportements du Dasein est précisément la condition ontologique de possibilité de toute transcendance. La transcendance, le transcender, appartient à l’essence de l’étant qui, fondé sur cette transcendance, existe en tant qu’intentionnel, autrement dit, qui existe sur le mode du séjourner-auprès de l’étant-subsistant. L’intentionnalité est la ration cognoscendi de la transcendance. Cette dernière est la ratio essendi de l’intentionnalité dans ses différents modes.
Il résulte de cette double détermination que l’intentionnalité n’est ni quelque chose d’objectif, présent-subsistant comme un objet, ni quelque chose de subjectif, au sens de ce qui survient à l’intérieur d’un prétendu « sujet » dont le mode d’être demeure par ailleurs totalement indéterminé. L’intentionnalité n’est ni objective ni subjective au sens courant, mais les deux à la fois en un sens beaucoup plus originel, dans la mesure où l’intentionnalité, qui appartient à l’existence du Dasein, rend possible que cet étant – le Dasein – se rapporte, en existant, au présent-subsistant ? L’interprétation suffisante de l’intentionnalité remet en question le concept traditionnel de sujet et de subjectivité, non seulement au sens où la psychologie emploie ce concept, mais en allant jusqu’à ébranler les présupposés implicites qui sont nécessairement les siens, à titre de science positive, quant à l’idée même de sujet et da sa constitution ».
[M. Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie (1927), tr. fr. p. 90]

* Texte n° 14
« L’interprétation plus radicale de l’intentionnalité en vue de la clarification de l’auto- compréhension quotidienne. L’être au monde en tant que fondement de l’intentionnalité. (…) Le Dasein doit nécessairement être auprès des choses. Nous avons déjà vu que les comportements du Dasein, ceux dans lesquels il existe, sont intentionnellement orientés. L’être orienté des comportements exprime un être-auprès-de ce à quoi nous avons affaire, un séjourner auprès-de, un aller-avec ce qui est donné. Pourtant l’intentionnalité ainsi conçue ne fait pas encore comprendre à quel point nous nous retrouvons dans les choses. (…) Il est clair que le fait d’en appeler à l’intentionnalité des comportements du Dasein vis-à-vis des choses ne suffit pas à faire comprendre le phénomène qui nous occupe ici, ou encore, pour le dire plus prudemment, que la caractérisation de l’intentionnalité qui a été jusqu’ici de mise en phénoménologie, se révèle insuffisante et superficielle. (…) Il importe de saisir d’abord l’intentionnalité elle-même de façon plus radicale et ensuite d’en élucider les conséquences pour ce qui a été nommé « la transposition » du Dasein dans les choses. En d’autres termes, la question est de savoir comment comprendre ce qu’on a coutume de nommer en philosophie la transcendance. On dit couramment en philosophie que ce sont les choses, les objets qui sont transcendants. Mais ce qui est originellement transcendant, c’est-à-dire ce qui transcende, ce ne sont pas les choses par opposition au Dasein, le transcendant au sens strict, c’est le dasein lui-même. La transcendance est une détermination fondamentale de la structure ontologique du Dasein. (…) On verra que l’intentionnalité se fonde sur la transcendance du Dasein et qu’elle n’est possible que sut cette base ; tandis que la transcendance ne saurait en revanche s’expliquer à partir de l’intentionnalité. Mettre à jour la constitution existentiale du Dasein implique donc d’emblée une double tâche, qui en réalité n’en fait qu’une, celle d’interpréter de manière plus radicale les phénomènes de l’intentionnalité et de la transcendance. »
[M. Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie (1927), tr. fr. p. 200]

* Texte n° 15
« Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité. Contre la philosophie digestive de l’empirico-criticisme, du néo-kantisme, contre tout « psychologisme », Husserl ne se lasse pas d’affirmer qu’on ne peut pas dissoudre les choses dans la conscience. Vous voyez cet arbre-ci, soit. Mais vous le voyez à l’endroit même où il est : au bord de la route, au milieu de la poussière, seul et tordu sous la chaleur, à vingt lieues de la côte méditerranéenne. Il ne saurait entrer dans votre conscience, car il n’est pas de la même nature qu’elle (…). Husserl n’est point réaliste : cet arbre sur son bout de terre craquelé, il n’en fait pas un absolu qui entrerait, par après, en communication avec nous. La conscience et le monde sont donnés d’un même coup : extérieur par essence à la conscience, le monde est, par essence, relatif à elle. C’est que Husserl voit dans la conscience un fait irréductible qu’aucune image physique ne peut rendre. Sauf, peut-être, l’image rapide et obscure de l’éclatement. Connaître c’est « s’éclater vers », s’arracher à la moite intimité gastrique pour filer, là-bas, par-delà soi, vers ce qui n’est pas soi, là-bas, près de l’arbre et cependant hors de lui, car il m’échappe et me repousse et je ne peux pas plus me perdre en lui qu’il ne peut se diluer en moi : hors de lui, hors de moi. (…) Du même coup, la conscience s’est purifiée, elle est claire comme un grand vent, il n’y a plus rien en elle, sauf un mouvement pour se fuir, un glissement hors de soi ; si par impossible, vous entriez « dans » une conscience, vous seriez saisi par un tourbillon et rejeté au-dehors, près de l’arbre en pleine poussière, car la conscience n’a pas de « dedans » ; elle n’est que le « dehors » d’elle-même et c’est cette fuite absolue, ce refus d’être substance, qui la constituent comme conscience. (…) vous auriez [ainsi] saisi le sens profond de la découverte que Husserl exprime dans cette fameuse phrase « toute conscience est conscience de quelque chose » ».
[J.-P. Sartre, Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité, in Situations I, pp. 31-33]

* Texte n° 16
« Car la loi d’être du sujet connaissant, c’est d’être-conscient. La conscience n’est pas un mode de connaissance particulier, appelé sens intime ou connaissance de soi, c’est la dimension d’être transphénoménale du sujet.
Essayons de mieux comprendre cette dimension d’être. Toute conscience, Husserl l’a montré, est conscience de quelque chose. Cela signifie qu’il n’est pas de conscience qui ne soit position d’un objet transcendant, ou, si l’on préfère, que la conscience n’a pas de « contenu ». Il faut renoncer à ces « données » neutres qui pourraient, selon le système de références choisi, se constituer en « monde » ou en « psychique ». Une table n’est pas dans la conscience, même à titre de représentation. Une table est dans l’espace, à côté de la fenêtre, etc. L’existence de la table, en effet, est un centre d’opacité pour la conscience ; il faudrait un procès infini pour inventorier le contenu total d’une chose. Introduire cette opacité dans la conscience, ce serait renvoyer à l’infini l’inventaire qu’elle peut dresser d’elle-même, faire de la conscience une chose et refuser le cogito. La première démarche d’une philosophie doit donc être pour expulser les choses de la conscience et pour rétablir le vrai rapport de celle-ci avec le monde. Toute conscience est positionnelle en ce qu’elle se transcende pour atteindre un objet, et elle s’épuise dans cette position même : tout ce qu’il y a d’intention dans ma conscience actuelle est dirigé vers le dehors, vers la table ; toutes mes activités judicatives ou pratiques, toute mon affectivité du moment se transcendent, visent la table et s’y absorbent. Toute conscience n’est pas connaissance (il y a des consciences affectives, par exemple), mais toute conscience connaissante ne peut être connaissance que de son objet »
[J.-P. Sartre, L’être et le néant (1943), pp. 17-18]

* Texte n° 17
« Ces éclaircissements nous permettent enfin de comprendre sans équivoque la motricité comme intentionnalité originale. La conscience est originairement non pas un « je pense que », mais un « je peux »1 . (…) La vision et le mouvement sont des manières spécifiques de nous rapporter à des objets et si, à travers toutes ces expériences, une fonction unique s’exprime, c’est le mouvement d’existence, qui ne supprime pas la diversité radicale des contenus, parce qu’il les relie non pas en les plaçant tous sous la domination d’un « je pense », mais en m’orientant vers l’unité inter-sensorielle d’un « monde » (…). Dans le geste de la main qui se lève vers un objet est enfermée une référence à l’objet non pas comme objet représenté, mais comme cette chose très déterminée vers laquelle nous nous projetons, auprès de laquelle nous sommes par anticipation, que nous hantons2 . La conscience est l’être à la chose par l’intermédiaire du corps. (…) La motricité n’est donc pas comme une servante de la conscience, qui transporte le corps au point de l’espace que nous nous sommes d’abord représenté. (…) Il ne faut donc pas dire que notre corps est dans l’espace, ni d’ailleurs qu’il est dans le temps. Il habite l’espace et le temps. Si ma main exécute dans l’air un déplacement compliqué, je n’ai pas, pour connaître sa position finale, à additionner ensemble les mouvements de même sens, et à retrancher les mouvements de sens contraire. (…) L’expérience motrice de notre corps n’est pas un cas particulier de connaissance ; elle nous fournit une manière d’accéder au monde et à l’objet, une « praktognosie » qui doit être reconnue comme originale et peut-être comme originaire. Mon corps a son monde ou comprend son monde sans avoir à passer par des « représentations » (…). »
NOTE 1 : Le terme est usuel dans les textes inédits de Husserl.
NOTE 2 : Il n’est pas facile de mettre à nu l’intentionnalité motrice pure : elle se cache derrière le monde objectif qu’elle contribue à constituer.

[M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1945), pp. 71-75]

* Texte n° 18
« Le corps comme être sexué. (…) On devine ici un mode de perception distinct de la perception objective, un genre de signification distinct de la signification intellectuelle, une intentionnalité qui n’est pas la pure « conscience de quelque chose ». La perception érotique n’est pas une cogitatio qui vise un cogitatum ; à travers un corps elle vise un autre corps, elle se fait dans le monde et non pas dans une conscience (…). Il y a une « compréhension » érotique qui n’est pas de l’ordre de l’entendement puisque l’entendement comprend en apercevant un expérience sous une idée, tandis que le désir comprend aveuglement en reliant un corps à un corps. Même avec la sexualité, qui a pourtant passé longtemps pour le type de la fonction corporelle, nous avons affaire, non pas à un automatisme périphérique, mais à une intentionnalité qui suit le mouvement général de l’existence et qui fléchit avec elle. (…) Nous redécouvrons à la fois la vie sexuelle comme une intentionnalité originaire et les racines vitales de la perception, de la motricité et de la représentation (…). La sexualité n’est donc pas un cycle autonome. Elle est liée intérieurement à tout l’être connaissant et agissant, ces trois secteurs du comportement manifestent une seule structure typique, elles sont dans un rapport d’expression réciproque. Nous rejoignons ici les acquisitions les plus durables de la psychanalyse (…). En tant qu’elle porte des « organes de sens », l’existence corporelle ne repose jamais en elle-même, elle est toujours travaillée par un néant actif, elle me fait continuellement la proposition de vivre, et le temps naturel, dans chaque instant qui advient, dessine sans cesse la forme vide du véritable événement. Sans doute cette proposition demeure sans réponse. (…) C’est de cette manière que le corps exprime l’existence totale, non qu’il en soit un accompagnement extérieur, mais parce qu’elle se réalise en lui »
[M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1945), pp. 180-193]

* Texte n° 19
« Le projet d’une phénoménologie non intentionnelle semble d’abord critique à l’égard de la phénoménologie intentionnelle et, à vrai dire, il l’est. (…) Concevoir la phénoménologie autrement, c’est imposer du même coup une nouvelle démarche de la pensée en même temps que des champs d’investigation nouveaux. Toutefois la phénoménologie non intentionnelle se donne aussi pour tâche de fonder l’intentionnalité elle-même. Elle montre d’une part que le phénoménologie intentionnelle s’est déployée en laissant dans une indétermination totale, et qui plus est dans une indétermination phénoménologique, ce qui rend ultimement possible l’intentionnalité. D’autre part, en rétablissant phénoménologiquement ce fondement de l’intentionnalité, en arrachant la vie intentionnelle à l’anonymat où elle se perd chez Husserl, la phénoménologie non intentionnelle réinscrit l’intentionnalité dans un fondement plus ancien qu’elle, elle reconnaît dans l’intentionnalité le non intentionnel qui lui permet pourtant de s’accomplir. (…) Devenue principe et unique critère de la phénoménalité, accaparant l’apparaître et le réduisant à son voir, l’intentionnalité ne se tient pas pour autant en elle-même : en tant que faire-voir elle se jette vers ce qui est vu, et cela dans une immédiation telle que son voir n’est plus rien d’autre en réalité que l’être-vu de ce qui est vu (…). Dans la prise en charge de l’apparaître par l’intentionnalité deux déterminations phénoménologiques se sont produites : d’une part l’apparaître comme tel n’est plus rien d’autre que l’être-vu comme tel, le fait d’être là devant. On parle de vision, de faire-voir et de voir, mais dans ce voir le voir lui-même s’est comme éclipsé, ne laissant subsister devant lui que le vu et son être-vu, soit ce « devant » comme tel. D’autre part, cet être-vu est invinciblement l’être-vu de ce qui est vu, l’apparaître de l’étant. Cet apparaître est celui qui convient à l’étant, qui lui est propre – et aucun autre. (…) [Mais] l’intentionnalité elle-même qui donne l’étant, comment y avons-nous accès ? Est-ce encore par une intentionnalité ? On le voit, c’est la question même de l’intentionnalité qui démet celle-ci de sa prétention de constituer le « véritable accès à l’être ».
[M. Henry, Phénoménologie non intentionnelle : une tâche de la phénoménologie à venir (1995), in D. Janicaud, L’intentionnalité en question, pp. 383_9]

* Texte n° 20
« Si large soit la compréhension qu’il faille avoir de tout cela (où les concepts d’ « étant », de « mode de donné », de « synthèse » etc. se relativisent toujours à nouveau), il faut en retirer cette vue théorique que, s’il s’agit bien d’une prestation intentionnelle d’ensemble et multistratifiée de la subjectivité qui est à chaque fois en cause, celle-ci n’est cependant pas une subjectivité isolée, et qu’il s’agit de la totalité de l’intersubjectivité, dont la prestation est communisée. Ce qui se montre sans cesse à nouveau, c’est le fait que les modes d’apparition de diversités qui forment une unité, pris d’abord à la surface du visible, sont eux-mêmes à leur tour des unités, celles de diversités situées à un niveau plus profond, qui les constituent par des apparitions, de sorte que nous sommes reconduits vers un horizon obscur, qu’il s’agit d’ailleurs de découvrir sans cesse par la méthode de l’interrogation en retour. Toutes les couches et toutes les strates qui forment le tissu des synthèses qui empiètent intentionnellement d’un sujet à l’autre, forment une unité universelle de la synthèse ; c’est à travers elle que l’universum objectif, le monde, est rendu possible comme ce monde donné concrètement de façon vivante, et dans la forme où il l’est (étant ainsi donné d’avance pour toute praxis possible). Nous parlons de ce point de vue de la « constitution intersubjective » du monde, incluant sous ce titre le système d’ensemble des modes de donné, si cachés soient-ils, mais également celui des modes de validation ; c’est par cette constitution, lorsque nous en dévoilons le système, que le monde étant-pour-nous-tous est rendu intelligible, compréhensible en tant que formation de sens issue des intentionnalités élémentaires. (…) L’ « intentionnalité », c’est le véritable intitulé de toute explication, de toute intelligibilisation effective et authentique. Reconduire aux origines intentionnelles, aux unités intentionnelles de la formation du sens – cela produit une intelligibilité, laquelle une fois atteinte (mais c’est là, il est vrai, un cas idéal) ne laisserait derrière elle aucune question pourvue de sens – (…) [c’est] déjà le fait de revenir, sérieusement et vraiment, d’un « étant tout fait » à ses origines intentionnelles (…). »
[E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1936), tr. fr. pp. 190-1]

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